Journal Lapresse, Montreal, November 25, 2002
LA VIE AU TRAVAIL – “Trois petits tours et puis s’en vont ”
par Jacinthe Tremblay (collaboration spéciale)
Assurer l’intérim lors du départ d’un dirigeant est souvent perçu comme une tâche ingrate. Pourtant, certains vétérans d’industrie en font maintenant, et avec plaisir, leur spécialité.
En septembre dernier, Ron Foreman, 57 ans, a été embauché pour une période de trois mois comme PDG -rien de moins- de M&H Graphique. Cette PME de la Cité du Multimédia offre des services de pré impression et d’infographie aux grandes agences de publicité de la région de Montréal. Elle emploie 35 personnes.
Son propriétaire, Peter Marsh, est mort en juillet dernier. Deux mois plus tôt, ses filles Tara et Jana lui avaient fait la promesse de s’occuper de la compagnie qu’il avait fondée il y a plus de 30 ans.
Avec lui, elles décident de doter l’entreprise d’un conseil d’administration. Elles y siègent en compagnie de trois amis et relations d’affaires de leur père.
Combler le vide sans bousculer
Ni les deux soeurs, âgées de 30 et 27 ans, ni Yves Langelier et Daniel Gendron, les deux autres piliers de l’entreprise et actionnaires minoritaires, ne veulent combler le vide laissé par son départ.
«Peter avait toujours vu seul à l’administration de la compagnie tout en nous laissant toute la latitude nécessaire dans nos propres activités. Nous ne nous sentions ni le goût ni la compétence pour gérer l’entreprise», confirme le second, responsable des ventes et employé chez M&H depuis 23 ans.
Dénicher un successeur à la direction devient donc pour le conseil d’administration le premier et le plus épineux problème à régler. «Nous devions faire vite pour trouver un remplaçant, mais nous n’étions pas prêtes à prendre une décision à long terme», raconte Jana.
Un membre du conseil d’administration les met sur la piste de Ron Foreman. Cet ancien propriétaire de PME offre maintenant ses services comme patron intérimaire. «Il est tout à fait ce qu’il nous fallait. Ron nous permet d’assurer une transition en douceur. Il connaît bien le contexte des entreprises familiales et, en plus, il est très gentil», dit Jana Marsh.
Ron Foreman fait partie de la quinzaine d’associés montréalais du Groupe Osborne, spécialisé dans l’impartition de cadres de haute direction par intérim. Le Groupe occupe seul ce créneau au Canada. Fondé en 1993, il regroupe 60 associés à Montréal, Toronto, Edmonton, Calgary et Vancouver. Tous comptent au moins 25 ans d’expérience en entreprise, dont au moins 15 dans des postes de haute direction. Le bureau montréalais a ouvert ses portes en 2000.
La main à la pâte
L’intervention du Groupe Osborne chez M&H Graphique est presque un cas type pour illustrer les avantages de l’intérim. «Les gens font généralement appel à nous en situation d’urgence, pour régler un problème ponctuel. Il peut s’agir d’un décès ou d’une maladie. Parfois, on nous soumet des dossiers de gestion de crise ou on nous demande de faire avancer un dossier très spécialisé», explique Jacques Caussignac, associé principal du Groupe à Montréal.
Cet ingénieur âgé de 57 ans a occupé plusieurs postes de vice-président chez Gaz Métropolitain.
L’intervention du cadre intérimaire diffère de celle du consultant externe. «Nous travaillons directement dans l’entreprise et nous orchestrons la mise en oeuvre des solutions», note-t-il. La durée des mandats varie généralement entre trois et 12 mois.
Le Groupe Osborne a fait sa première intervention montréalaise à la Bourse de Montréal, en 2000. L’enjeu était de gérer la formation du personnel, à la suite de la cessation (en décembre 1999) des transactions sur actions et le recentrage sur les produits dérivés. Un associé a été pendant 10 mois vice-président, ressources humaines.
Un autre a prêté main-forte sur une base ponctuelle à l’Université de Montréal, toujours en ressources humaines. Une autre intervention du Groupe a permis à une PME de satisfaire aux standards ISO 9001.
Une structure légère et des infrastructures minimales permettent au Groupe d’offrir des tarifs concurrentiels. À l’exception de rencontres bimensuelles, la plupart des associés travaillent à la maison lorsqu’ils ne sont pas en entreprise. Chaque associé détermine ses tarifs et négocie avec le client la nature et la durée de son mandat.
Un petit marché
Selon Jean-Marie Toulouse, directeur de l’École des Hautes études commerciales, le recours aux cadres de direction par intérim n’est pas très fréquent au Québec. «C’est un très petit marché. Ceux qui veulent s’y introduire doivent posséder des qualités très particulières. Pour réussir, l’expérience est aussi importante que la connaissance», dit-il.
Ils doivent être en mesure de comprendre rapidement l’entreprise, de dresser un plan d’action simple et de choisir judicieusement quelques priorités. «Ce type de travail devrait être accompli par des gens qui amorcent la deuxième partie de leur carrière et qui ont déjà fait leurs preuves», estime M. Toulouse.
C’est le cas des associés de Groupe Osborne, dont la moyenne d’âge est de 57 ans. L’aîné, John Dinsmore, a 70 ans. Il a été sous-ministre et président de Marine Industrie. «Quand ils arrivent dans un milieu de travail, nos associés ne veulent prendre la place de personne. Ils ont tous le goût de transmettre aux plus jeunes leur expérience et leur expertise. Ils se voient comme des mentors, des coachs», explique M. Caussignac, l’associé principal.
En Europe, particulièrement en Grande-Bretagne, en France et aux Pays-Bas, ainsi qu’aux États-Unis, il existe plusieurs firmes de cadres par intérim. Elles sont nées, pour la plupart, au milieu des années 1990.
Le phénomène coïncide, selon les observateurs, avec le début des départs à la retraite des baby-boomers. Plusieurs entreprises, en particulier les PME, n’ont pas vraiment préparé la relève et ont besoin de ressources expérimentés pour organiser la transition.
Les dirigeants partis sont remplacés temporairement par d’autres baby-boomers désireux de servir encore quelques années et de faire le pont avec la génération montante.
La formule semble satisfaire tout autant les cadres par intérim que leurs clients. «Les cadres supérieurs ont toujours travaillé en groupe. Ils aiment être entourés. En travaillant directement en entreprise, ils retrouvent un milieu d’appartenance», dit Jacques Caussignac.
Chez Osborne, ces vétérans en action sont tous des hommes. «Peu de femmes de notre génération ont accédé à des postes de direction. Nous essayons d’en recruter, mais ce n’est pas facile», note M. Caussignac.
Carole Sharpe, spécialiste des relations publiques, a été la seule exception depuis les débuts de la firme à Montréal. Elle est maintenant porte-parole de Bombardier.
Mandat renouvelé
Tout récemment, les soeurs Marsh ont pris la décision de vendre l’entreprise à Yves Langelier et Daniel Gendron. Les négociations vont bon train. Elles ont également, avec leur accord, renouvelé le mandat de Ron Foreman pour trois mois supplémentaires. «En devenant propriétaires, nous serons un peu dans la même situation que les soeurs Marsh en juillet dernier. Nous avons besoin d’un PDG, mais nous ne sommes pas prêts à nous engager à long terme», explique Yves Langelier, le vice-président de M&H.
Pour préparer son départ, Ron Foreman a commencé à déléguer à des cadres de l’entreprise des tâches autrefois accomplies par Peter Marsh. Mais il fait preuve de prudence. «Un PDG par intérim n’est pas là pour faire la révolution.
En période de transition, plusieurs décisions importantes doivent être mises en suspens. À partir de maintenant, c’est une question de respect pour les futurs propriétaires», dit avec calme et sagesse Ron Foreman.